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Souvenir de la nuit du 4

dimanche 18 décembre 2011, par Silvestre Baudrillart

  • L’enfant avait reçu deux balles dans la tête.
  • Le logis était propre, humble, paisible, honnête ;
  • On voyait un rameau bénit sur un portrait.
  • Une vieille grand-mère était là qui pleurait.
  • Nous le déshabillions en silence. Sa bouche,
  • Pâle, s’ouvrait ; la mort noyait son oeil farouche ;
  • Ses bras pendants semblaient demander des appuis.
  • Il avait dans sa poche une toupie en buis.
  • On pouvait mettre un doigt dans les trous de ses plaies.
  • Avez-vous vu saigner la mûre dans les haies ?
  • Son crâne était ouvert comme un bois qui se fend.
  • L’aïeule regarda déshabiller l’enfant,
  • Disant : - comme il est blanc ! approchez donc la lampe.
  • Dieu ! ses pauvres cheveux sont collés sur sa tempe ! -
  • Et quand ce fut fini, le prit sur ses genoux.
  • La nuit était lugubre ; on entendait des coups
  • De fusil dans la rue où l’on en tuait d’autres.
  • - Il faut ensevelir l’enfant, dirent les nôtres.
  • Et l’on prit un drap blanc dans l’armoire en noyer.
  • L’aïeule cependant l’approchait du foyer
  • Comme pour réchauffer ses membres déjà roides.
  • Hélas ! ce que la mort touche de ses mains froides
  • Ne se réchauffe plus aux foyers d’ici-bas !
  • Elle pencha la tête et lui tira ses bas,
  • Et dans ses vieilles mains prit les pieds du cadavre.
  • - Est-ce que ce n’est pas une chose qui navre !
  • Cria-t-elle ; monsieur, il n’avait pas huit ans !
  • Ses maîtres, il allait en classe, étaient contents.
  • Monsieur, quand il fallait que je fisse une lettre,
  • C’est lui qui l’écrivait. Est-ce qu’on va se mettre
  • A tuer les enfants maintenant ? Ah ! mon Dieu !
  • On est donc des brigands ! Je vous demande un peu,
  • Il jouait ce matin, là, devant la fenêtre !
  • Dire qu’ils m’ont tué ce pauvre petit être !
  • Il passait dans la rue, ils ont tiré dessus.
  • Monsieur, il était bon et doux comme un Jésus.
  • Moi je suis vieille, il est tout simple que je parte ;
  • Cela n’aurait rien fait à monsieur Bonaparte
  • De me tuer au lieu de tuer mon enfant ! -
  • Elle s’interrompit, les sanglots l’étouffant,
  • Puis elle dit, et tous pleuraient près de l’aïeule :
  • - Que vais-je devenir à présent toute seule ?
  • Expliquez-moi cela, vous autres, aujourd’hui.
  • Hélas ! je n’avais plus de sa mère que lui.
  • Pourquoi l’a-t-on tué ? Je veux qu’on me l’explique.
  • L’enfant n’a pas crié vive la République. -
  • Nous nous taisions, debout et graves, chapeau bas,
  • Tremblant devant ce deuil qu’on ne console pas.
  • Vous ne compreniez point, mère, la politique.
  • Monsieur Napoléon, c’est son nom authentique,
  • Est pauvre, et même prince ; il aime les palais ;
  • Il lui convient d’avoir des chevaux, des valets,
  • De l’argent pour son jeu, sa table, son alcôve,
  • Ses chasses ; par la même occasion, il sauve
  • La famille, l’église et la société ;
  • Il veut avoir Saint-Cloud, plein de roses l’été,
  • Où viendront l’adorer les préfets et les maires ;
  • C’est pour cela qu’il faut que les vieilles grand-mères,
  • De leurs pauvres doigts gris que fait trembler le temps,
  • Cousent dans le linceul des enfants de sept ans.

VICTOR HUGO (1802-1885)