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Les deux Pigeons

jeudi 30 avril 2015, par Silvestre Baudrillart

  • Deux Pigeons s’aimaient d’amour tendre.
  • L’un d’eux s’ennuyant au logis
  • Fut assez fou pour entreprendre
  • Un voyage en lointain pays.
  • L’autre lui dit : Qu’allez-vous faire ?
  • Voulez-vous quitter votre frère ?
  • L’absence est le plus grand des maux :
  • Non pas pour vous, cruel. Au moins, que les travaux,
  • Les dangers, les soins du voyage,
  • Changent un peu votre courage.
  • Encor si la saison s’avançait davantage !
  • Attendez les zéphyrs. Qui vous presse ? Un corbeau
  • Tout à l’heure annonçait malheur à quelque oiseau.
  • Je ne songerai plus que rencontre funeste,
  • Que Faucons, que réseaux. Hélas, dirai-je, il pleut :
  • Mon frère a-t-il tout ce qu’il veut,
  • Bon soupé, bon gîte, et le reste ?
  • Ce discours ébranla le coeur
  • De notre imprudent voyageur ;
  • Mais le désir de voir et l’humeur inquiète
  • L’emportèrent enfin. Il dit : Ne pleurez point :
  • Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite ;
  • Je reviendrai dans peu conter de point en point
  • Mes aventures à mon frère.
  • Je le désennuierai : quiconque ne voit guère
  • N’a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint
  • Vous sera d’un plaisir extrême.
  • Je dirai : J’étais là ; telle chose m’avint ;
  • Vous y croirez être vous-même.
  • À ces mots en pleurant ils se dirent adieu.
  • Le voyageur s’éloigne ; et voilà qu’un nuage
  • L’oblige de chercher retraite en quelque lieu.
  • Un seul arbre s’offrit, tel encor que l’orage
  • Maltraita le Pigeon en dépit du feuillage.
  • L’air devenu serein, il part tout morfondu,
  • Sèche du mieux qu’il peut son corps chargé de pluie,
  • Dans un champ à l’écart voit du blé répandu,
  • Voit un pigeon auprès ; cela lui donne envie :
  • Il y vole, il est pris : ce blé couvrait d’un las,
  • Les menteurs et traîtres appas.
  • Le las était usé ! si bien que de son aile,
  • De ses pieds, de son bec, l’oiseau le rompt enfin.
  • Quelque plume y périt ; et le pis du destin
  • Fut qu’un certain Vautour à la serre cruelle
  • Vit notre malheureux, qui, traînant la ficelle
  • Et les morceaux du las qui l’avait attrapé,
  • Semblait un forçat échappé.
  • Le vautour s’en allait le lier, quand des nues
  • Fond à son tour un Aigle aux ailes étendues.
  • Le Pigeon profita du conflit des voleurs,
  • S’envola, s’abattit auprès d’une masure,
  • Crut, pour ce coup, que ses malheurs
  • Finiraient par cette aventure ;
  • Mais un fripon d’enfant, cet âge est sans pitié,
  • Prit sa fronde et, du coup, tua plus d’à moitié
  • La volatile malheureuse,
  • Qui, maudissant sa curiosité,
  • Traînant l’aile et tirant le pié,
  • Demi-morte et demi-boiteuse,
  • Droit au logis s’en retourna.
  • Que bien, que mal, elle arriva
  • Sans autre aventure fâcheuse.
  • Voilà nos gens rejoints ; et je laisse à juger
  • De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.
  • Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ?
  • Que ce soit aux rives prochaines ;
  • Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau,
  • Toujours divers, toujours nouveau ;
  • Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste ;
  • J’ai quelquefois aimé ! je n’aurais pas alors
  • Contre le Louvre et ses trésors,
  • Contre le firmament et sa voûte céleste,
  • Changé les bois, changé les lieux
  • Honorés par les pas, éclairés par les yeux
  • De l’aimable et jeune Bergère
  • Pour qui, sous le fils de Cythère,
  • Je servis, engagé par mes premiers serments.
  • Hélas ! quand reviendront de semblables moments ?
  • Faut-il que tant d’objets si doux et si charmants
  • Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète ?
  • Ah ! si mon coeur osait encor se renflammer !
  • Ne sentirai-je plus de charme qui m’arrête ?
  • Ai-je passé le temps d’aimer ?

Jean de LA FONTAINE (1621-1695), Fables, IX, 2