
-  Un cerf, s’étant sauvé dans une étable à bœufs,
 -  Fut d’abord averti par eux :
 -  Qu’il cherchât un meilleur asile.
 -  « Mes frères, leur dit-il, ne me décelez pas :
 -  Je vous enseignerai les pâtis les plus gras ;
 -  Ce service vous peut quelque jour être utile,
 -  Et vous n’en aurez point regret. »
 -  Les bœufs, à toutes fins, promirent le secret.
 -  Il se cache en un coin, respire et prend courage.
 -  Sur le soir on apporte herbe fraîche et fourrage
 -  Comme l’on faisait tous les jours :
 -  L’on va, l’on vient, les valets font cent tours,
 -  L’intendant même ; et pas un, d’aventure,
 -  N’aperçut ni corps, ni ramures,
 -  Ni cerf enfin. L’habitant des forêts
 -  Rend déjà grâce  aux bœufs, attend dans cette étable
 -  Que chacun retournant au travail de Cérès,
 -  Il trouve pour sortir un moment favorable.
 -  L’un des bœufs ruminant lui dit : « Cela va bien ;
 -  Mais quoi ? l’homme aux cent yeux n’a pas fait sa revue.
 -  Je crains fort pour toi sa venue ;
 -  Jusque-là, pauvre cerf, ne te vante de rien. »
 -  Là-dessus le maître entre et vient faire sa ronde.
 -  « Qu’est ceci ? dit-il à son monde.
 -  Je trouve bien peu d’herbe en tous ces râteliers ;
 -  Cette litière est vieille : allez vite aux greniers ;
 -  Je veux voir désormais vos bêtes mieux soignées.
 -  Que coûte-t-il d’ôter toutes ces araignées ?
 -  Ne saurait-on ranger ces jougs et ces colliers ? »
 -  En regardant à tout, il voit une autre tête
 -  Que celles qu’il voyait d’ordinaire en ce lieu.
 -  Le cerf est reconnu : chacun prend un épieu ;
 -  Chacun donne un coup à la bête.
 -  Ses larmes ne sauraient la sauver du trépas.
 -  On l’emporte, on la sale, on en fait maint repas,
 -  Dont maint voisin s’éjouit d’être.
 
-  Phèdre sur ce sujet dit fort élégamment :
 -  Il n’est, pour voir, que l’œil du maître.
 -  Quant à moi, j’y mettrais encor l’œil de l’amant.
 
Jean de LA FONTAINE (1621-1695) Fables, IV, 21