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Le Savetier et le Financier

lundi 5 novembre 2012, par Silvestre Baudrillart

  • Un Savetier chantait du matin jusqu’au soir :
  • C’était merveilles de le voir,
  • Merveilles de l’ouïr ; il faisait des passages,
  • Plus content qu’aucun des sept sages.
  • Son voisin au contraire, étant tout cousu d’or,
  • Chantait peu, dormait moins encor.
  • C’était un homme de finance.
  • Si sur le point du jour parfois il sommeillait,
  • Le Savetier alors en chantant l’éveillait,
  • Et le Financier se plaignait,
  • Que les soins de la Providence
  • N’eussent pas au marché fait vendre le dormir,
  • Comme le manger et le boire.
  • En son hôtel il fait venir
  • Le chanteur, et lui dit : « Or çà, sire Grégoire,
  • Que gagnez-vous par an ? - Par an ? Ma foi, Monsieur,
  • Dit avec un ton de rieur,
  • Le gaillard Savetier, ce n’est point ma manière
  • De compter de la sorte ; et je n’entasse guère
  • Un jour sur l’autre : il suffit qu’à la fin
  • J’attrape le bout de l’année :
  • Chaque jour amène son pain.
  • - Eh bien que gagnez-vous, dites-moi, par journée ?
  • - Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours ;
  • (Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes,)
  • Le mal est que dans l’an s’entremêlent des jours
  • Qu’il faut chômer ; on nous ruine en Fêtes.
  • L’une fait tort à l’autre ; et Monsieur le Curé
  • De quelque nouveau Saint charge toujours son prône. »
  • Le Financier riant de sa naïveté
  • Lui dit : « Je vous veux mettre aujourd’hui sur le trône.
  • Prenez ces cent écus : gardez-les avec soin,
  • Pour vous en servir au besoin. »
  • Le Savetier crut voir tout l’argent que la terre
  • Avait depuis plus de cent ans
  • Produit pour l’usage des gens.
  • Il retourne chez lui : dans sa cave il enserre
  • L’argent et sa joie à la fois.
  • Plus de chant ; il perdit la voix
  • Du moment qu’il gagna ce qui cause nos peines.
  • Le sommeil quitta son logis,
  • Il eut pour hôtes les soucis,
  • Les soupçons, les alarmes vaines.
  • Tout le jour il avait l’œil au guet ; et la nuit,
  • Si quelque chat faisait du bruit,
  • Le chat prenait l’argent : à la fin le pauvre homme
  • S’en courut chez celui qu’il ne réveillait plus !
  • « Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme,
  • Et reprenez vos cent écus. »

Jean de LA FONTAINE (1621-1695)
Livre VIII, Fable 2