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Ce siècle avait deux ans

dimanche 18 décembre 2011, par Silvestre Baudrillart

  • Ce siècle avait deux ans ! Rome remplaçait Sparte,
  • Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,
  • Et du premier consul, déjà, par maint endroit,
  • Le front de l’empereur brisait le masque étroit.
  • Alors dans Besançon, vieille ville espagnole,
  • Jeté comme la graine au gré de l’air qui vole,
  • Naquit d’un sang breton et lorrain à la fois
  • Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix ;
  • Si débile qu’il fut, ainsi qu’une chimère,
  • Abandonné de tous, excepté de sa mère,
  • Et que son cou ployé comme un frêle roseau
  • Fit faire en même temps sa bière et son berceau.
  • Cet enfant que la vie effaçait de son livre,
  • Et qui n’avait pas même un lendemain à vivre,
  • C’est moi. -
  • Je vous dirai peut-être quelque jour
  • Quel lait pur, que de soins, que de voeux, que d’amour,
  • Prodigués pour ma vie en naissant condamnée,
  • M’ont fait deux fois l’enfant de ma mère obstinée,
  • Ange qui sur trois fils attachés à ses pas
  • Épandait son amour et ne mesurait pas !
  • Ô l’amour d’une mère ! amour que nul n’oublie !
  • Pain merveilleux qu’un dieu partage et multiplie !
  • Table toujours servie au paternel foyer !
  • Chacun en a sa part et tous l’ont tout entier !
  • Je pourrai dire un jour, lorsque la nuit douteuse
  • Fera parler les soirs ma vieillesse conteuse,
  • Comment ce haut destin de gloire et de terreur
  • Qui remuait le monde aux pas de l’empereur,
  • Dans son souffle orageux m’emportant sans défense,
  • A tous les vents de l’air fit flotter mon enfance.
  • Car, lorsque l’aquilon bat ses flots palpitants,
  • L’océan convulsif tourmente en même temps
  • Le navire à trois ponts qui tonne avec l’orage,
  • Et la feuille échappée aux arbres du rivage !
  • Maintenant, jeune encore et souvent éprouvé,
  • J’ai plus d’un souvenir profondément gravé,
  • Et l’on peut distinguer bien des choses passées
  • Dans ces plis de mon front que creusent mes pensées.
  • Certes, plus d’un vieillard sans flamme et sans cheveux,
  • Tombé de lassitude au bout de tous ses voeux,
  • Pâlirait s’il voyait, comme un gouffre dans l’onde,
  • Mon âme où ma pensée habite, comme un monde,
  • Tout ce que j’ai souffert, tout ce que j’ai tenté,
  • Tout ce qui m’a menti comme un fruit avorté,
  • Mon plus beau temps passé sans espoir qu’il renaisse,
  • Les amours, les travaux, les deuils de ma jeunesse,
  • Et quoiqu’encore à l’âge où l’avenir sourit,
  • Le livre de mon coeur à toute page écrit !
  • Si parfois de mon sein s’envolent mes pensées,
  • Mes chansons par le monde en lambeaux dispersées ;
  • S’il me plaît de cacher l’amour et la douleur
  • Dans le coin d’un roman ironique et railleur ;
  • Si j’ébranle la scène avec ma fantaisie,
  • Si j’entre-choque aux yeux d’une foule choisie
  • D’autres hommes comme eux, vivant tous à la fois
  • De mon souffle et parlant au peuple avec ma voix ;
  • Si ma tête, fournaise où mon esprit s’allume,
  • Jette le vers d’airain qui bouillonne et qui fume
  • Dans le rythme profond, moule mystérieux
  • D’où sort la strophe ouvrant ses ailes dans les cieux ;
  • C’est que l’amour, la tombe, et la gloire, et la vie,
  • L’onde qui fuit, par l’onde incessamment suivie,
  • Tout souffle, tout rayon, ou propice ou fatal,
  • Fait reluire et vibrer mon âme de cristal,
  • Mon âme aux mille voix, que le Dieu que j’adore
  • Mit au centre de tout comme un écho sonore !
  • D’ailleurs j’ai purement passé les jours mauvais,
  • Et je sais d’où je viens, si j’ignore où je vais.
  • L’orage des partis avec son vent de flamme
  • Sans en altérer l’onde a remué mon âme.
  • Rien d’immonde en mon coeur, pas de limon impur
  • Qui n’attendît qu’un vent pour en troubler l’azur !
  • Après avoir chanté, j’écoute et je contemple,
  • A l’empereur tombé dressant dans l’ombre un temple,
  • Aimant la liberté pour ses fruits, pour ses fleurs,
  • Le trône pour son droit, le roi pour ses malheurs ;
  • Fidèle enfin au sang qu’ont versé dans ma veine
  • Mon père vieux soldat, ma mère vendéenne !
  • VICTOR HUGO (1802-1885)

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