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Nuit de mai

mardi 1er janvier 2013, par Silvestre Baudrillart

  • Quel que soit le souci que ta jeunesse endure,
  • Laisse-la s’élargir, cette sainte blessure
  • Que les séraphins noirs t’ont faite au fond du cœur ;
  • Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur.
  • Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète,
  • Que ta voix ici-bas doive rester muette.
  • Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
  • Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots.
  • Lorsque le pélican, lassé d’un long voyage,
  • Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux,
  • Ses petits affamés courent sur le rivage
  • En le voyant au loin s’abattre sur les eaux.
  • Déjà, croyant saisir et partager leur proie,
  • Ils courent à leur père avec des cris de joie
  • En secouant leurs becs sur leurs goitres hideux.
  • Lui, gagnant à pas lent une roche élevée,
  • De son aile pendante abritant sa couvée,
  • Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux.
  • Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte ;
  • En vain il a des mers fouillé la profondeur ;
  • L’océan était vide et la plage déserte ;
  • Pour toute nourriture il apporte son cœur.
  • Sombre et silencieux, étendu sur la pierre,
  • Partageant à ses fils ses entrailles de père,
  • Dans son amour sublime il berce sa douleur ;
  • Et, regardant couler sa sanglante mamelle,
  • Sur son festin de mort il s’affaisse et chancelle,
  • Ivre de volupté, de tendresse et d’horreur.
  • Mais parfois, au milieu du divin sacrifice,
  • Fatigué de mourir dans un trop long supplice,
  • Il craint que ses enfants ne le laissent vivant ;
  • Alors il se soulève, ouvre son aile au vent,
  • Et, se frappant le cœur avec un cri sauvage,
  • Il pousse dans la nuit un si funèbre adieu,
  • Que les oiseaux des mers désertent le rivage,
  • Et que le voyageur attardé sur la plage,
  • Sentant passer la mort se recommande à Dieu.
  • Poète, c’est ainsi que font les grands poètes.
  • Ils laissent s’égayer ceux qui vivent un temps ;
  • Mais les festins humains qu’ils servent à leurs fêtes
  • Ressemblent la plupart à ceux des pélicans.
  • Quand ils parlent ainsi d’espérances trompées,
  • De tristesse et d’oubli, d’amour et de malheur,
  • Ce n’est pas un concert à dilater le coeur ;
  • Leurs déclamations sont comme des épées :
  • Elles tracent dans l’air un cercle éblouissant ;
  • Mais il y pend toujours quelques gouttes de sang.

Alfred de MUSSET (1810-1857)