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En priant...

mardi 27 octobre 2015, par Silvestre Baudrillart

  • En priant...
  • Il est des jours où l’âme est triste. Elle retombe.
  • Et Dieu ne répond plus, semble-t-il. Et l’on songe
  • à la sueur d’angoisse, à l’abandon du Fils.
  • « L’âme est triste jusqu’à la mort ». Et on supplie,
  • on s’obstine. Mais Dieu comme un mur de cachot
  • demeure sourd, et l’on flotte dans le chaos.
  • Et le cœur se dissout dans l’âme ainsi troublée.
  • Alors, tenant ainsi qu’une poignée de blé
  • son chapelet, ces grains de l’humilité sombre,
  • le poète le sème aux divins champs de l’ombre
  • où germe la moisson de toutes les prières.
  • Il sent confusément qu’une grande Lumière
  • lui est cachée par son corps dont il ne peut sortir.
  • Pour briser la cloison, et voir, il faut mourir.
  • L’œil ne laisse passer que ce jour de souffrance
  • que voit un prisonnier qui attend sa délivrance.
  • Le poète s’obstine, il appelle son Dieu.
  • Or, tandis qu’il l’appelle, un Sens mystérieux
  • semble à peine venir, mais vient, des profondeurs
  • qui le recouvrent peu à peu comme un plongeur.
  • ...Ce sont les fruits de son rosaire qui éclosent
  • dans le Ciel. Ce sont les fruits de Foi interdits
  • au triste Orgueil qui méprise ces grains de buis
  • parce qu’il ignore le mystère de toute chose.
  • * * *
  • L’adolescente fait murmurer sa fenêtre
  • qu’elle ouvre à son réveil en s’y épanouissant.
  • Fleur de camélia, sa joue est rougissante.
  • L’enfant reçoit l’air vif, referme, et va se mettre
  • à genoux. Et sa bouche, ainsi que deux pétales
  • par l’aube détachés d’une rose Bengale,
  • effeuille avec ferveur, vers la nacre des cieux,
  • de son chapelet blanc les Mystères joyeux.
  • Annonciation.
  • Par l’arc-en-ciel sur l’averse des roses blanches
  • par le jeune frisson qui court de branche en branche
  • et qui a fait fleurir la tige de Jessé ;
  • par les Annonciations riant dans les rosées
  • et par les cils baissés des graves fiancées :
  • Je vous salue, Marie.
  • Visitation.
  • Par l’exaltation de votre humilité
  • et par la joie du cœur des humbles visités ;
  • par le Magnificat qu’entonnent mille nids,
  • par les lys de vos bras joints vers le Saint-Esprit
  • et par Élisabeth, treille où frémit un fruit :
  • Je vous salue, Marie.
  • Nativité.
  • Par l’âne et par le bœuf, par l’ombre et par la paille,
  • par la pauvresse à qui l’on dit qu’elle s’en aille,
  • par les nativités qui n’eurent sur leurs tombes
  • que les bouquets du givre aux plumes de colombe ;
  • par la vertu qui lutte et celle qui succombe :
  • Je vous salue, Marie.
  • Purification.
  • Par votre modestie offrant des tourterelles,
  • par le vieux Siméon pleurant devant l’autel,
  • par la prophétesse Anne et par votre mère Anne,
  • par l’obscur charpentier qui, courbé sur sa canne,
  • suivait avec douceur les petits pas de l’âne :
  • Je vous salue, Marie.
  • Invention de Notre Seigneur au Temple
  • Par la mère apprenant que son fils est guéri,
  • par l’oiseau rappelant l’oiseau tombé du nid,
  • par l’herbe qui a soif et recueille l’ondée,
  • par le baiser perdu par l’amour redonné,
  • et par le mendiant retrouvant sa monnaie :
  • Je vous salue, Marie.
  • * * *
  • Ainsi que Crusoë dans son île déserte,
  • le poète guette, à l’amère solitude,
  • quelle voile apportera la béatitude
  • à son exil. La mer, comme une porte ouverte,
  • semble donner l’espoir qu’apparaîtra soudain
  • le bateau qui rira à l’horizon d’étain.
  • Et la fièvre prend le poète sur la grève.
  • Il croit voir cette voile. Il n’y a pourtant rien
  • que le toujours pareil si accablant du rêve.
  • Le poète agonise. Il a soif, il a faim,
  • sa passion lui tend du fiel et du vinaigre.
  • Et les seuls fruits offerts au naufragé par Dieu,
  • ce sont les fruits des cinq Mystères douloureux :
  • Agonie.
  • Par le petit garçon qui meurt près de sa mère
  • tandis que des enfants s’amusent au parterre ;
  • et par l’oiseau blessé qui ne sait pas comment
  • son aile tout à coup s’ensanglante et descend ;
  • par la soif et la faim et le délire ardent :
  • Je vous salue, Marie.
  • Flagellation.
  • Par les gosses battus par l’ivrogne qui rentre,
  • par l’âne qui reçoit des coups de pied au ventre,
  • par l’humiliation de l’innocent châtié,
  • par la vierge vendue qu’on a déshabillée,
  • par le fils dont la mère a été insultée :
  • Je vous salue, Marie.
  • Couronnement d’épines.
  • Par le mendiant qui n’eut jamais d’autre couronne
  • que le vol des frelons, amis des vergers jaunes,
  • et d’autre sceptre qu’un bâton contre les chiens ;
  • par le poète dont saigne le front qui est ceint
  • des ronces des désirs que jamais il n’atteint :
  • Je vous salue, Marie.
  • Portement de Croix.
  • Par la vieille qui, trébuchant sous trop de poids,
  • s’écrie « Mon Dieu ! » Par le malheureux dont les bras
  • ne purent s’appuyer sur une amour humaine
  • comme la Croix du Fils sur Simon de Cyrène ;
  • par le cheval tombé sous le chariot qu’il traîne :
  • Je vous salue, Marie.
  • Crucifiement.
  • Par les quatre horizons qui crucifient le Monde,
  • par tous ceux dont la chair se déchire ou succombe,
  • par ceux qui sont sans pieds, par ceux qui sont sans mains,
  • par le malade que l’on opère et qui geint
  • et par le juste mis au rang des assassins :
  • Je vous salue, Marie.
  • * * *
  • Je suis une brebis qui court dans les œillets.
  • Elle tremble, et sa voix semble toute mouillée
  • lorsque l’on voit le jour succéder à la nuit :
  • Car l’aurore est bien froide avant que la brebis
  • dans le pur arc-en-ciel soit tout ensoleillée...
  • Renais, soleil ! Du fond des cirques ténébreux,
  • renaissez, renaissez, Mystères glorieux,
  • pour la brebis qui tremble au milieu des œillets ?
  • Résurrection.
  • Par la nuit qui s’en va et nous fait voir encore
  • l’églantine qui rit sur le cœur de l’aurore ;
  • par la cloche pascale à la voix en allée
  • et qui, le Samedi-Saint, à toute volée,
  • couvre d’alléluias la bouche des vallées :
  • Je vous salue, Marie.
  • Ascension.
  • Par le gravissement escarpé de l’ermite
  • vers les sommets que les perdrix blanches habitent,
  • par les troupeaux escaladant l’aube du ciel
  • pour ne se nourrir plus que de neige de miel,
  • et par l’Ascension du glorieux soleil :
  • Je vous salue, Marie.
  • Pentecôte.
  • Par les feux pastoraux qui descendent, la nuit,
  • sur le front des coteaux, ces apôtres qui prient ;
  • par la flamme qui cuit le souper noir du pauvre ;
  • par l’éclair dont l’Esprit allume comme un chaume,
  • mais pour l’Éternité, le néant de chaque homme :
  • Je vous salue, Marie.
  • Assomption.
  • Par la vieille qui atteint, portant un faix de bois,
  • le sommet de la route et l’ombre de la Croix,
  • et que son plus beau fils vient aider dans sa peine ;
  • par la colombe dont le vol à la lumière
  • se fond si bien qu’il n’est bientôt qu’une prière :
  • Je vous salue, Marie.
  • Couronnement de la Sainte Vierge.
  • Par la Reine qui n’eut jamais d’autre Couronne
  • que les astres, trésor d’une ineffable Aumône,
  • et d’autre sceptre que le lys d’un vieux jardin ;
  • par la vierge dont penche le front qui est ceint
  • des roses des désirs que son amour atteint :
  • Je vous salue, Marie.
  • Fin du Rosaire.

Francis Jammes (1878-1938), L’Église habillée de feuilles