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Booz endormi

dimanche 18 décembre 2011, par Silvestre Baudrillart

  • Booz s’était couché de fatigue accablé ;
  • Il avait tout le jour travaillé dans son aire ;
  • Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ;
  • Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.
  • Ce vieillard possédait des champs de blés et d’orge ;
  • Il était, quoique riche, à la justice enclin ;
  • Il n’avait pas de fange en l’eau de son moulin ;
  • Il n’avait pas d’enfer dans le feu de sa forge.
  • Sa barbe était d’argent comme un ruisseau d’avril.
  • Sa gerbe n’était point avare ni haineuse ;
  • Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse :
  • - Laissez tomber exprès des épis, disait-il.
  • Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques,
  • Vêtu de probité candide et de lin blanc ;
  • Et, toujours du côté des pauvres ruisselant,
  • Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.
  • Booz était bon maître et fidèle parent ;
  • Il était généreux, quoiqu’il fût économe ;
  • Les femmes regardaient Booz plus qu’un jeune homme,
  • Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.
  • Le vieillard, qui revient vers la source première,
  • Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;
  • Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,
  • Mais dans l’oeil du vieillard on voit de la lumière.
  • Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens ;
  • Près des meules, qu’on eût prises pour des décombres,
  • Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ;
  • Et ceci se passait dans des temps très anciens.
  • Les tribus d’Israël avaient pour chef un juge ;
  • La terre, où l’homme errait sous la tente, inquiet
  • Des empreintes de pieds de géants qu’il voyait,
  • Etait mouillée encore et molle du déluge.
  • Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,
  • Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ;
  • Or, la porte du ciel s’étant entre-bâillée
  • Au-dessus de sa tête, un songe en descendit.
  • Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne
  • Qui, sorti de son ventre, allait jusqu’au ciel bleu ;
  • Une race y montait comme une longue chaîne ;
  • Un roi chantait en bas, en haut mourait un dieu.
  • Et Booz murmurait avec la voix de l’âme :
  • " Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ?
  • Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt,
  • Et je n’ai pas de fils, et je n’ai plus de femme.
  • " Voilà longtemps que celle avec qui j’ai dormi,
  • O Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ;
  • Et nous sommes encor tout mêlés l’un à l’autre,
  • Elle à demi vivante et moi mort à demi.
  • " Une race naîtrait de moi ! Comment le croire ?
  • Comment se pourrait-il que j’eusse des enfants ?
  • Quand on est jeune, on a des matins triomphants ;
  • Le jour sort de la nuit comme d’une victoire ;
  • Mais vieux, on tremble ainsi qu’à l’hiver le bouleau ;
  • Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe,
  • Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe,
  • Comme un boeuf ayant soif penche son front vers l’eau. "
  • Ainsi parlait Booz dans le rêve et l’extase,
  • Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ;
  • Le cèdre ne sent pas une rose à sa base,
  • Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds.
  • Pendant qu’il sommeillait, Ruth, une moabite,
  • S’était couchée aux pieds de Booz, le sein nu,
  • Espérant on ne sait quel rayon inconnu,
  • Quand viendrait du réveil la lumière subite.
  • Booz ne savait point qu’une femme était là,
  • Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle.
  • Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle ;
  • Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.
  • L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle ;
  • Les anges y volaient sans doute obscurément,
  • Car on voyait passer dans la nuit, par moment,
  • Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.
  • La respiration de Booz qui dormait
  • Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.
  • On était dans le mois où la nature est douce,
  • Les collines ayant des lys sur leur sommet.
  • Ruth songeait et Booz dormait ; l’herbe était noire ;
  • Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;
  • Une immense bonté tombait du firmament ;
  • C’était l’heure tranquille où les lions vont boire.
  • Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
  • Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
  • Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre
  • Brillait à l’occident, et Ruth se demandait,
  • Immobile, ouvrant l’oeil à moitié sous ses voiles,
  • Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été,
  • Avait, en s’en allant, négligemment jeté
  • Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.
  • VICTOR HUGO (1802-1885)