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mardi 25 octobre 2011, par
Tous les matins, que le ciel soit gris ou bleu, que l’humeur soit bonne ou mauvaise, à huit heures trente-deux, nous étions debout à côté de nos bancs, nos tabliers bien boutonnés, nos mains bien propres, et la maîtresse tapait sur son bureau avec une grande règle de bois et disait : « Asseyez-vous sans bruit et ouvrez vos cahiers ! » Et, dans cette classe sévère et sombre, s’ouvraient simultanément quarante cahiers, quarante plumes Sergent- Major se trempaient dans le petit encrier de porcelaine blanche encastré au coin du pupitre, et quarante têtes blondes et brunes d’une dizaine d’années se levaient pour lire la date écrite dans l’angle du tableau noir, modèle de pleins et déliés, modèle de lettres majuscules souples et élégantes, que nous recopiions à dix carreaux de la marge, en haut de la page blanche qui inaugurait une nouvelle journée.
Puis nous posions nos porte-plumes dans la grosse rainure de bois devant nous, nous croisions les bras et nous écoutions. Le texte de la dictée était lu d’une voix sûre et claire, à vitesse mesurée. La mélodie de la phrase se dessinait déjà ; quand la maîtresse reprenait son souffle, nous sentions la virgule ; quand l’intonation baissait, nous sentions venir le point ; s’arrêtaitelle dans sa descente ? Un point-virgule. Remontait-elle ? Un point d’exclamation. Bref, nous pénétrions déjà dans le monde nouveau d’un texte inconnu. Nous jugions déjà le style de l’auteur : longueur des phrases, richesse du vocabulaire, souplesse ou rigidité de la pensée ; l’auteur se dévoilait peu à peu.
Quand nous reprenions nos plumes, nous étions concentrés, soigneux, intéressés, inquiets, certes, car nous ne connaissions pas tous les mots que nous avions entendus. Mais nous nous mettions au travail, le buvard sous la main, avec sérieux et humilité.
La dictée nous enseignait le passage quasi miraculeux de l’oral à l’écrit, nous donnait donc naturellement le sens de l’abstraction, si difficile à faire naître dans l’esprit d’un enfant.
La dictée nous enseignait l’attention et le soin : l’écriture était notée, il ne fallait pas de taches, un mot mal écouté serait forcément mal écrit.
La dictée nous enseignait la logique : la leçon de grammaire apprise la veille nous donnait la clé de tant de difficultés !
La dictée nous enseignait la confiance que nous devions avoir dans la maîtresse et la confiance que nous trouvions en nous-mêmes, lorsqu’une leçon avait été bien assimilée. Nous vainquions difficulté après difficulté. Nous sentions que le progrès dépendait de notre volonté. La dictée nous apprenait l’acquisition du savoir.
Elle nous enseignait aussi la modestie, car ils étaient bien rares les « 0 faute » inscrits dans la marge. Presque chaque jour, nous constations qu’il y avait encore un mot que nous ignorions, un mot qu’il faudrait recopier sur deux lignes au moment de la correction, un mot qui entrait dans notre trésor de vocables pour une prochaine dictée. Nous apprenions l’humilité, la sagesse de reconnaître nos faiblesses et le sens de la responsabilité.
La dictée n’était pas une torture subie, c’était un entraînement que nous faisions chaque matin, tels les joggeurs d’aujourd’hui, pour notre bien, pour notre santé intellectuelle. Et elle nous apportait le plaisir du travail bien fait.
La dictée, un exercice fasciste ? Quelle honteuse déformation du langage ! Dans l’esprit de ceux qui ont employé ce terme flottait sans doute vaguement l’idée d’un autoritarisme aveugle et cruel. Certes, la dictée était autoritaire, mais nous sentions bien le besoin d’une autorité bienveillante pour pénétrer dans le monde des adultes. La dictée n’avait rien d’aveugle : même si toutes les orthographes n’étaient pas explicables logiquement, elles s’imposaient à nous comme des conventions, et nous savions que la société humaine ne peut pas se passer de conventions. Quant à la cruauté, c’est une notion que l’enfant ne ressent que lorsqu’elle est liée à l’injustice. La dictée n’était jamais injuste : elle punissait et récompensait selon des lois sûres. Quand il y avait une faute, l’élève se reconnaissait coupable. Il ferait mieux la prochaine fois. La dictée était la clé des études réussies.
Françoise de Oliveira
Revue « Défense de la langue française », n° 236, avril-mai-juin 2010
A en croire certains inspecteurs, la pratique de la dictée serait inutile, voire nuisible aux élèves en ce qu’elle ne ferait qu’accentuer les différences sociales, l’appartenance aux couches favorisées se marquant d’abord, toujours selon eux, par la maîtrise de l’orthographe. Ne plus faire de dictée, ou le moins possible, serait donc la garantie d’un meilleur épanouissement de l’élève… Aussitôt appliqués dans les textes, ces principes annulent au Brevet des Collèges l’exercice traditionnel de dictée pour le remplacer par un vague succédané, un texte de cinq lignes tout au plus. Cette démarche, prétendant se situer, comme toujours, dans une "logique de l’apprentissage", s’appuie, dans la présentation des nouvelles épreuves du Brevet, sur le préambule suivant : "puisque que l’on s’efforce de "valoriser les formes de graphie correctes", puisque l’on attache une importance essentielle à la capacité, pour l’élève de "savoir écrire son propre texte", il n’est plus possible de retenir la dictée comme seule forme de l’évaluation de l’orthographe".
Ayons tout d’abord nous-mêmes l’obligeance de "valoriser les formes de graphie correctes" de ce texte, et passons sur la faute qui consiste à oublier la virgule après "pour l’élève". L’énoncé repose sur deux idées maîtresses en matière de pédagogie "moderne", celles-là même au nom desquelles sont engagées toutes les "réformes" du système éducatif, "de la maternelle à l’université". La première consiste à opérer, par une sorte de révolution copernicienne du raisonnement, un véritable tour de passe-passe de l’esprit, une inversion dans l’échelle des valeurs qui pouvaient jusqu’alors permettre de distinguer qui possédait les bases de la langue de qui ne les possédait pas. En effet, s’il ne s’agit plus, pour les professeurs que de "valoriser les formes de graphie correcte", il va de soi qu’ils trouveront toujours, y compris dans les pires copies, de quoi effectuer cette "valorisation".
L’élève sera-t-il pour autant très avancé de voir "valorisée" la graphie qu’il propose de telle ou telle forme, quand de nombreuses autres demeurent incorrectes ? En quoi pourrait-il, ne serait-ce que constater, qu’elles sont fausses, et chercher à les rectifier, si la préoccupation du maître ne s’attache désormais qu’à ne plus "valoriser" que "les formes de graphies correctes" ?
Il est vrai qu’en flattant ainsi son narcissisme, on court moins de risques : il y a malheureusement actuellement des endroits en France où il ne fait pas bon pour un jeune professeur de mettre de mauvaises notes à ses élèves…
Quant au second de ces "principes pédagogiques", qui s’exprime dans notre préambule à la réforme de l’épreuve d’orthographe au Brevet, il manifeste, en aval du premier, l’esprit même qui sous-tend toutes ces "réformes", c’est-à-dire, pour employer une expression rebattue depuis un certain temps, (et dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle continue de "faire sens", puisqu’elle sert actuellement de prétexte à une véritable destitution de l’enseignant - dont nous rappellerons ici, tant certaines saines évidences méritent en effet parfois d’être rappelées, que le métier est encore d’"enseigner") qu’il traduit l’idée de "l’élève au centre du système" ; cette expression, donc, loin d’être formée de ces "mots (…) tellement élimés, distendus, que l’on peut voir le jour au travers" (Jean Tardieu, Le Fleuve caché), n’a de cesse d’interposer son essentielle opacité à tout effort de l’"enseignant" à "enseigner" dès lors que l’on ne considère plus la position de l’élève que comme "au centre des apprentissages". Comment pourrait-on encore avoir l’arrogance de proposer des "modèles", de chercher à "instruire" ("instruo" : assembler dans, insérer, bâtir), dès lors que le seul critère demeure "l’élève", ultime parangon de toute transmission pédagogique, prétexte et objet à la fois de toute "connaissance" ? Il y a d’ailleurs, au départ de ce raisonnement, un sophisme qui ne peut qu’entacher, et de manière rédhibitoire, la logique du propos, pour peu que l’on veuille bien, à nouveau, considérer la valeur étymologique du verbe "connaître", marquant la finalité essentielle de tout "apprentissage" (là aussi, il y aurait beaucoup à dire sur cette dichotomie que ne cessent de marquer avec la plus mauvaise foi nos "réformistes" entre "savoir" et "savoir-faire", comme si "savoir-faire" ce n’était pas avant tout "savoir") :"naître avec", c’est-à-dire, pour tout élève, découvrir le monde avec d’autres yeux que ceux de l’enfance,"re-naître".
C’est évidemment cette logique de l’élève "au centre de l’apprentissage" qui détermine la signification de la seconde proposition ( première en réalité dans le raisonnement, comme l’est la cause par rapport à la conséquence), "puisque l’on attache une importance essentielle à la capacité, pour l’élève de savoir écrire son propre texte (…), il n’est plus possible de retenir la dictée comme seule forme de l’évaluation de l’orthographe."
Il serait pourtant intéressant de montrer que la dictée illustre à merveille ce que les "pédagogistes", tendance Meirieu, nomment la "pédagogie du détour", qui consiste à "apprendre à l’élève autre chose - quelque chose de "plus", que ce qu’un exercice donné prétend faire : il est vrai, par exemple, que l’exercice d’"expression écrite" permet efficacement - nul ne le contestera, de travailler AUSSI la syntaxe, l’orthographe et le vocabulaire…Ce qui est en revanche très contestable, c’est de considérer cette expression de soi qu’est l’expression écrite comme le SEUL exercice valable d’orthographe, il y a là à proprement parler une aberration que les élèves risquent de payer très cher.
Les enjeux de la "dictée", lorsqu’elle est constituée d’un texte d’une quinzaine de lignes minimum, sont ailleurs que dans le simple apprentissage des règles de l’orthographe. Toute la dimension de mémorisation immédiate des phrases et de leur structure, de leur vocabulaire, compte au moins autant si ce n’est plus, que la capacité de l’élève à se forger des réflexes orthographiques. Je renvoie ici à Nathalie Sarraute : "La maîtresse se promène dans les travées entre les pupitres, sa voix sonne clair, elle articule chaque mot très distinctement, parfois même elle triche un peu en accentuant exprès une liaison, pour nous aider, pour nous faire entendre par quelle lettre tel mot se termine. Les mots de la dictée semblent être choisis pour leur beauté, leur pureté parfaite. Chacun se détache avec netteté, sa forme se dessine comme jamais aucun mot de mes livres." C’est moi qui souligne, bien sûr, les éléments qui confirment l’hypothèse que j’émets que la dictée constitue un "bain de langue", une imprégnation, au même titre, à certains égards, que la pratique de la récitation. Tout cela est de l’ordre de la mémorisation inconsciente de la langue, et donc forcément de l’apprentissage. Il est vrai toutefois que ces pratiques ne peuvent plus s’effectuer comme avant, et qu’elles ne peuvent porter leurs fruits que dans le cas où les textes (de la dictée, de la récitation) font au préalable l’objet d’une explication, ce qui différencie, certes, nos élèves de ceux d’antan, encore proches d’un état classique de la langue bien différent de la médiocrité actuelle d’une langue d’abord envisagée - et au premier chef à l’école, dans sa valeur strictement utilitaire et "communicationnelle". Là encore, point n’est besoin d’aller loin pour confirmer cette évidence : un rapide examen du choix de textes proposé aux professeurs pour expérimenter cette année le nouveau Brevet des Collèges permettra de constater que sur un ensemble de dix textes proposés, seule la moitié peut être considérée comme appartenant à la rubrique des textes "littéraires". Mais il est vrai que la nouvelle tendance pédagogiste à la mode consistant à traiter tous les textes comme un "discours" obéissant immuablement à une même visée énonciative qui est, dans tous les cas, de convaincre le lecteur, on pourra caser dans la même rubrique : Rimbaud, Luc Plamondon, (auteur de chansons à succès), La Bruyère et Télérama.
La réflexion à mener sur ces exercices prétendument désuets que sont devenus la "dictée" et la "récitation" est incontournable, et on ne pourra pas en faire l’économie si l’on prétend revenir un tant soit peu à une efficacité de l’apprentissage de la langue en collège, niveau de la scolarité à questionner d’urgence, et en profondeur, si l’on veut si peu que ce soit remédier aux carences linguistiques des élèves sortis de l’école primaire sans avoir acquis les bases de la langue.
Eliane Thépot, professeur à Henri IV, Paris
Site « Sauver les lettres », novembre 2010 (?)
Par Claude Duneton, Le Figaro, 18-11-2010
La revue trimestrielle Défense de la langue française publiait dans son dernier numéro un « éloge de la dictée ». Tout ce que dit cet article chaleureux est entièrement juste, cependant il est un argument en faveur de cet exercice tant décrié, teinté de nostalgie, qui n’apparaît jamais : je veux parler du rôle incantatoire de la dictée classique. Je dis bien incantation, car le cérémonial de la dictée en français tenait aussi du chant… D’abord, la lecture scandée du maître prenait un air solennel, avec cette articulation forte et ¬précise, souvent caricaturée - les moutonsses de Pagnol - mais qui était de nature à provoquer la plus vive concentration dans une classe. Le morceau était « choisi » pour la sonorité et le beau balancement de ses phrases ; il s’agissait toujours d’un extrait littéraire dû à un grand prosateur. La voix du maître découpait ensuite le chant en phrases, puis en membres de phrases plusieurs fois répétés, insistants, martelés - et c’est cette répétition presque psalmodique qui impressionnait durablement les jeunes cerveaux. Il n’en va pas ainsi pour toutes les langues : en anglais, on dicte seulement mot après mot, sans lire préalablement la phrase. Bien sûr ! il n’existe aucun accord, inutile de relier les mots entre eux puisque chacun porte sa désinence oralement ; seule compte la graphie, assez anarchique d’ailleurs… En français, la difficulté - et le charme ! - vient des subtilités d’accords sibyllins non prononcés. « L’école qu’elle a fréquentée », ce n’est pas « The school she went to », proposition qui se détaille ainsi laconique¬ment : Zi, skoul, chi, ouènt, tou », sans aucune incantation possible !
À la fin d’une dictée bien conduite - disons bien psalmodiée -, le gamin normal connaissait le texte par cœur. Il en goûtait sans le savoir, intuitivement, le rythme et la beauté. Et c’est cet exercice quasi quotidien qui aidait puissamment à l’assimilation de la langue, par un « effet secondaire » non prévu et non analysé par les vieux pédagogues. Le chant clouait la langue dans l’inconscient des bambins, sans doute bien plus que l’orthographe elle-même. Je demeure persuadé que dans la période de francisation intensive par l’école, entre 1890 et 1940 en chiffres ronds, sans la dictée la langue française n’aurait pas pénétré aussi vite et aussi profondément dans les couches populaires dialectophones de notre pays.
La tare de l’éducation nouvelle est de ne tenir aucun compte de l’intuition, de l’impondérable, et de vouloir tout faire passer par le moule de l’intelligence abstraite et du raisonnement. Pour les langues, ça ne marche pas. La preuve !