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Eloge de la fatigue

dimanche 29 juillet 2018, par Silvestre Baudrillart

  • Vous me dites, Monsieur, que j’ai mauvaise mine,
  • Qu’avec cette vie que je mène, je me ruine,
  • Que l’on ne gagne rien à trop se prodiguer,
  • Vous me dites enfin que je suis fatigué.
  • Oui je suis fatigué, Monsieur, et je m’en flatte.
  • J’ai tout de fatigué, la voix, le coeur, la rate,
  • Je m’endors épuisé, je me réveille las,
  • Mais grâce à Dieu, Monsieur, je ne m’en soucie pas.
  • Ou quand je m’en soucie, je me ridiculise.
  • La fatigue souvent n’est qu’une vantardise.
  • On n’est jamais aussi fatigué qu’on le croit !
  • Et quand cela serait, n’en a-t-on pas le droit ?
  • Je ne vous parle pas des sombres lassitudes
  • qu’on a lorsque le corps harassé d’habitudes
  • n’a plus pour se mouvoir que de pâles raisons...
  • Lorsqu’on a fait de soi son unique horizon...
  • Lorsqu’on a rien à perdre, à vaincre, ou à défendre...
  • Cette fatigue-là est mauvaise à entendre ;
  • Elle fait le front lourd, l’oeil morne, le dos rond.
  • Et vous donne l’aspect d’un vivant moribond...
  • Mais se sentir plier sous le poids formidable
  • des vies dont un beau jour on s’est fait responsable,
  • Savoir qu’on a des joies ou des pleurs dans ses mains,
  • Savoir qu’on est l’outil, qu’on est le lendemain,
  • Savoir qu’on est le chef, savoir qu’on est la source,
  • Aider une existence à continuer sa course,
  • Et pour cela se battre à s’en user le coeur...
  • Cette fatigue-là, Monsieur, c’est du bonheur.
  • Et sûr qu’à chaque pas, à chaque assaut qu’on livre,
  • On va aider un être à vivre ou à survivre ;
  • Et sûr qu’on est le port et la route et le quai,
  • Où prendrait-on le droit d’être trop fatigué ?
  • Ceux qui font de leur vie une belle aventure,
  • Marquant chaque victoire, en creux, sur la figure,
  • Et quand le malheur vient y mettre un creux de plus
  • Parmi tant d’autres creux il passe inaperçu.
  • La fatigue, Monsieur, c’est un prix toujours juste,
  • C’est le prix d’une journée d’efforts et de luttes.
  • C’est le prix d’un labeur, d’un mur ou d’un exploit,
  • Non pas le prix qu’on paie, mais celui qu’on reçoit.
  • C’est le prix d’un travail, d’une journée remplie,
  • C’est la preuve, Monsieur, qu’on marche avec la vie.
  • Quand je rentre la nuit et que ma maison dort,
  • J’écoute mes sommeils, et là, je me sens fort ;
  • Je me sens tout gonflé de mon humble souffrance,
  • Et ma fatigue alors est une récompense.
  • Et vous me conseillez d’aller me reposer !
  • Mais si j’acceptais ce que vous me proposez,
  • Si je m’abandonnais à votre douce intrigue...
  • Mais je mourrais, Monsieur, tristement... de fatigue.
  • Robert Lamoureux (1920-2011)