
 
-  « Adieu, Meuse endormeuse et douce à mon enfance,
 -  Qui demeures aux prés, où tu coules tout bas.
 -  Meuse, adieu : j’ai déjà commencé ma partance
 -  En des pays nouveaux où tu ne coules pas.
 
-  Voici que je m’en vais en des pays nouveaux :
 -  Je ferai la bataille et passerai les fleuves ;
 -  Je m’en vais m’essayer à de nouveaux travaux,
 -  Je m’en vais commencer là-bas des tâches neuves.
 
-  Et pendant ce temps-là, Meuse ignorante et douce,
 -  Tu couleras toujours, passante accoutumée,
 -  Dans la vallée heureuse où l’herbe vive pousse,
 
-  O Meuse inépuisable et que j’avais aimée.
 
-  Tu couleras toujours dans l’heureuse vallée ;
 -  Où tu coulais hier, tu couleras demain.
 -  Tu ne sauras jamais la bergère en allée,
 -  Qui s’amusait, enfant, à creuser de sa main
 -  Des canaux dans la terre, - à jamais écroulés.
 
-  La bergère s’en va, délaissant les moutons,
 -  Et la fileuse va, délaissant les fuseaux.
 -  Voici que je m’en vais loin de tes bonnes eaux,
 -  Voici que je m’en vais bien loin de nos maisons.
 
-  Meuse qui ne sais rien de la souffrance humaine,
 -  O Meuse inaltérable et douce à toute enfance,
 -  O toi qui ne sais pas l’émoi de la partance,
 -  Toi qui passes toujours et qui ne pars jamais
 -  O toi qui ne sais rien de nos mensonges faux,
 
-  O Meuse inaltérable, ô Meuse que j’aimais,
 
-  Quand reviendrai-je ici filer encor la laine ?
 -  Quand verrai-je tes flots qui passent par chez nous ?
 -  Quand nous reverrons-nous ? et nous reverrons-nous ?
 
-  Meuse que j’aime encore, ô ma Meuse que j’aime.
 
Charles PÉGUY (1873-1914), Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc