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Vingt fois sur le métier...

jeudi 30 avril 2015, par Silvestre Baudrillart

  • Il est certains esprits dont les sombres pensées
  • Sont d’un nuage épais toujours embarrassées ;
  • Le jour de la raison ne le saurait percer.
  • Avant donc que d’écrire, apprenez à penser.
  • Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
  • L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
  • Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
  • Et les mots pour le dire arrivent aisément.
  • Surtout qu’en vos écrits la langue révérée
  • Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée.
  • En vain, vous me frappez d’un son mélodieux,
  • Si le terme est impropre ou le tour vicieux :
  • Mon esprit n’admet point un pompeux barbarisme,
  • Ni d’un vers ampoulé l’orgueilleux solécisme.
  • Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divin
  • Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.
  • Travaillez à loisir, quelque ordre qui vous presse,
  • Et ne vous piquez point d’une folle vitesse
  • Un style si rapide, et qui court en rimant,
  • Marque moins trop d’esprit que peu de jugement.
  • J’aime mieux un ruisseau qui, sur la molle arène,
  • Dans un pré plein de fleurs lentement se promène,
  • Qu’un torrent débordé qui, d’un cours orageux,
  • Roule, plein de gravier, sur un terrain fangeux.
  • Hâtez-vous lentement, et, sans perdre courage,
  • Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage :
  • Polissez-le sans cesse et le repolissez ;
  • Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.

Nicolas BOILEAU (1636-1711), Art poétique, I