Accueil > Littérature > Anthologie > R > ROSTAND Edmond (1868-1918) > Tirade des Nez

Tirade des Nez

mardi 1er janvier 2013, par Silvestre Baudrillart

  • Ah ! Non ! C’est un peu court, jeune homme !
  • On pouvait dire... oh ! Dieu ! ... bien des choses en somme...
  • En variant le ton, —par exemple, tenez :
  • Agressif : « moi, monsieur, si j’avais un tel nez,
  • Il faudrait sur le champ que je me l’amputasse ! »
  • Amical : « mais il doit tremper dans votre tasse :
  • Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap ! »
  • Descriptif : « c’est un roc ! ... c’est un pic... c’est un cap !
  • Que dis-je, c’est un cap ? ... c’est une péninsule ! »
  • Curieux : « de quoi sert cette oblongue capsule ?
  • D’écritoire, monsieur, ou de boîte à ciseaux ? »
  • Gracieux : « aimez-vous à ce point les oiseaux
  • Que paternellement vous vous préoccupâtes
  • De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ? »
  • Truculent : « ça, monsieur, lorsque vous pétunez,
  • La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
  • Sans qu’un voisin ne crie au feu de cheminée ? »
  • Prévenant : « gardez-vous, votre tête entraînée
  • Par ce poids, de tomber en avant sur le sol ! »
  • Tendre : « faites-lui faire un petit parasol
  • De peur que sa couleur au soleil ne se fane ! »
  • Pédant : « l’animal seul, monsieur, qu’Aristophane
  • Appelle hippocampelephantocamélos
  • Dut avoir sous le front tant de chair sur tant d’os ! »
  • Cavalier : « quoi, l’ami, ce croc est à la mode ?
  • Pour pendre son chapeau c’est vraiment très commode ! »
  • Emphatique : « aucun vent ne peut, nez magistral,
  • T’enrhumer tout entier, excepté le mistral ! »
  • Dramatique : « c’est la Mer Rouge quand il saigne ! »
  • Admiratif : « pour un parfumeur, quelle enseigne ! »
  • Lyrique : « est-ce une conque, êtes-vous un triton ? »
  • Naïf : « ce monument, quand le visite-t-on ? »
  • Respectueux : « souffrez, monsieur, qu’on vous salue,
  • C’est là ce qui s’appelle avoir pignon sur rue ! »
  • Campagnard : « hé, ardé ! C’est-y un nez ? Nanain !
  • C’est queuqu’navet géant ou ben queuqu’melon nain ! »
  • Militaire : « pointez contre cavalerie ! »
  • Pratique : « voulez-vous le mettre en loterie ?
  • Assurément, monsieur, ce sera le gros lot ! »
  • Enfin parodiant Pyrame en un sanglot :
  • « Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître
  • A détruit l’harmonie ! Il en rougit, le traître ! »
  • —Voilà ce qu’à peu près, mon cher, vous m’auriez dit
  • Si vous aviez un peu de lettres et d’esprit :
  • Mais d’esprit, ô le plus lamentable des êtres,
  • Vous n’en eûtes jamais un atome, et de lettres
  • Vous n’avez que les trois qui forment le mot : sot !
  • Eussiez-vous eu, d’ailleurs, l’invention qu’il faut
  • Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries,
  • Me servir toutes ces folles plaisanteries,
  • Que vous n’en eussiez pas articulé le quart
  • De la moitié du commencement d’une, car
  • Je me les sers moi-même, avec assez de verve,
  • Mais je ne permets pas qu’un autre me les serve.

Edmond ROSTAND (1868-1918), Cyrano de Bergerac, I, 4