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Les Animaux malades de la peste

vendredi 23 décembre 2011, par Silvestre Baudrillart

  • Un mal qui répand la terreur,
  • Mal que le Ciel en sa fureur
  • Inventa pour punir les crimes de la terre,
  • La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom)
  • Capable d’enrichir en un jour l’Achéron,
  • Faisait aux animaux la guerre.
  • Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
  • On n’en voyait point d’occupés
  • A chercher le soutien d’une mourante vie ;
  • Nul mets n’excitait leur envie ;
  • Ni Loups ni Renards n’épiaient
  • La douce et l’innocente proie.
  • Les Tourterelles se fuyaient :
  • Plus d’amour, partant plus de joie.
  • Le Lion tint conseil, et dit : Mes chers amis,
  • Je crois que le Ciel a permis
  • Pour nos péchés cette infortune ;
  • Que le plus coupable de nous
  • Se sacrifie aux traits du céleste courroux,
  • Peut-être il obtiendra la guérison commune.
  • L’histoire nous apprend qu’en de tels accidents
  • On fait de pareils dévouements :
  • Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence
  • L’état de notre conscience.
  • Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons
  • J’ai dévoré force moutons.
  • Que m’avaient-ils fait ? Nulle offense :
  • Même il m’est arrivé quelquefois de manger
  • Le Berger.
  • Je me dévouerai donc, s’il le faut ; mais je pense
  • Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi :
  • Car on doit souhaiter selon toute justice
  • Que le plus coupable périsse.
  • - Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi ;
  • Vos scrupules font voir trop de délicatesse ;
  • Et bien, manger moutons, canaille, sotte espèce,
  • Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes Seigneur
  • En les croquant beaucoup d’honneur.
  • Et quant au Berger l’on peut dire
  • Qu’il était digne de tous maux,
  • Etant de ces gens-là qui sur les animaux
  • Se font un chimérique empire.
  • Ainsi dit le Renard, et flatteurs d’applaudir.
  • On n’osa trop approfondir
  • Du Tigre, ni de l’Ours, ni des autres puissances,
  • Les moins pardonnables offenses.
  • Tous les gens querelleurs, jusqu’aux simples mâtins,
  • Au dire de chacun, étaient de petits saints.
  • L’Ane vint à son tour et dit : J’ai souvenance
  • Qu’en un pré de Moines passant,
  • La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et je pense
  • Quelque diable aussi me poussant,
  • Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
  • Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net.
  • A ces mots on cria haro sur le baudet.
  • Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue
  • Qu’il fallait dévouer ce maudit animal,
  • Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal.
  • Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
  • Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable !
  • Rien que la mort n’était capable
  • D’expier son forfait : on le lui fit bien voir.
  • Selon que vous serez puissant ou misérable,
  • Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
  • Jean de La FONTAINE (1621-1695)
  • Fables, VII, 1